Les panneaux de La Mothe-Saint-Héray

Détail du panneau C6 : construction de la tour de Babel

Illustrations

Panneau E3, récriminations des scribes hébreux Détail du panneau A2 : création d'Adam Détail du panneau C2 : Adam et Eve, la tentationDétail du panneau E5, le serpent d'airain

Les sources iconographiques : les gravures de Peter Van der Borcht

Mais ces suppositions nées de la seule analyse stylistique de l'œuvre ne nous éclairaient pas encore sur le travail du peintre et n'apportaient aucun élément pour comprendre les conditions d'une commande sur laquelle on ne possédait par ailleurs aucune information. Seule une étude iconographique approfondie pouvait fournir des bases de connaissance plus solides. Il fallait de toute façon entreprendre l'identification de chacune des scènes de la Bible illustrées ici, en les comparant avec les types iconographiques de l'époque, et tenter parallèlement de retrouver les sources qui avaient pu être utilisées par le peintre. Le phénomène qui a consisté à se servir d'estampes comme modèles a été d'une telle ampleur, plus particulièrement dans la seconde moitié du XVIe siècle et même au-delà, qu'il justifiait cette hypothèse de travail. De fait, les recherches entreprises dans ce sens ont permis d'identifier les sources de ces panneaux historiés. Ce sont, pour l'essentiel, les gravures de Peter Van der Borcht pour les Images et figures de la Bible.

Avant d'analyser la manière assez originale dont le peintre s'est servi de ses modèles, il faut résumer ici l'histoire et le contenu de cet ouvrage qui peuvent avoir des incidences notables sur nos panneaux historiés.

Sa première publication vers 1585, portant de faux noms d'éditeur et d'auteur, était en fait une édition clandestine, quoique d'une très grande qualité, du célèbre imprimeur d'Anvers, Christophe Plantin ; elle était illustrée des gravures sur cuivre de Peter Van der Borcht, un des graveurs favoris de Plantin et accompagnée des commentaires de H. Barrefelt, dit aussi H. Jansen ou Hiël 12(Note 12. Images et figures de la Bible : titre et texte trilingues (latin, français, néerlandais), avec la fausse adresse « Jacobus Villanus » et le faux nom d'auteur « Renatus Christianus » ; la date est de 1581 alors que les gravures de P. Van der Borcht sont signées et datées de 1582, 1583, 1584 et 1585. Sur cet ouvrage, voir principalement L. Voet, The Plantin Press, Amsterdam, 1980, 1, pp. 262-265, ainsi que l'article plus récent de A. Hamilton, « From Familism to Pictism. The fortunes of Pieter Van der Borcht IV bibliocal illustrations and HiëI's commentaries from 1584 to 1717 », Quaerendo, 1981, XI, 4, pp. 271-301.). La teneur assez particulière de ce texte mérite quelques explications : Hiël avait appartenu, comme son ami Plantin, à la secte dite de la « Famille de la Charité », issue de l'anabaptisme ; après une scission au sein de cette secte, Hiël, avec l'aide de Plantin, a diffusé un courant de pensée religieuse que les travaux récents de J.-F. Maillard ont mieux fait connaître : « dans la seconde phase barrefeltienne, la Famille de la Charité n'apparaît pas comme une secte structurée, hiérarchisée... Elle se veut Église invisible, mouvement mystique plutôt que secte, en marge de toutes les Églises officielles sans toutefois s'opposer à celles-ci... Corollairement, toute doctrine est écartée comme contradictoire 13(Note 13. J.-F. Maillard, « Christophe Plantin et la Famille de la charité en France : documents et hypothèses », Mélanges sur la littérature de la Renaissance de la mémoire de V.L. Saulnier, Genève, 1984, pp. 235-253. Je remercie J.-F. Maillard (C.N.R.S.) de m'avoir signalé l'existence de l'article de A. Hamilton cité ci-dessus, note 12.)... ». Cette volonté conciliatrice entre les différentes religions ressort particulièrement dans les commentaires de Barrefelt pour cette première édition des Images et figures de la Bible, ainsi qu'un appel à la connaissance spirituelle et intérieure de la Bible qui va au-delà d'une compréhension littérale du texte. Enfin, J.-F. Maillard démontre que la pensée de Barrefelt a connu une grande diffusion en France, notamment dans l'entourage de François, duc d'Alençon, dans les années 1582-1583 ; adapté « à la française », le familisme a eu des sympathisants dans le milieu des « Politiques » et sans doute celui des imprimeurs-libraires 14(Note 14. J.-F. Maillard, op. cit., p. 245 ; il évoque en outre un certain « François de la Guillotière, docte géographe, natif de Saint-Jean-d'Angély » (en Saintonge) qui était en relation avec le cosmographe du roi, André Thévet, lequel était lui-même en rapport avec Ortelius, géographe et cartographe chez Plantin et de ses amis. Ce réseau de relations pourrait peut-être trouver un prolongement jusqu'à Jean de Baudéan, l'éventuel commanditaire de nos panneaux historiés.).

La fabrication de cette édition s'est déroulée en plusieurs étapes, comme en témoignent les quelques exemplaires encore conservés actuellement, mais seuls les exemplaires qui contiennent à la fois les illustrations de l'Ancien Testament (60 planches) et celles du Nouveau Testament (38 planches) nous intéressent ici, puisque le peintre de La Mothe-Saint-Héray a puisé ses emprunts dans l'ensemble de ces planches. Mais on connaît aussi un exemplaire qui ne contient que les gravures sans le texte 15(Note 15. Ces exemplaires complets se trouvent à : Anvers, Cabinet des estampes du Musée Plantin-Moretus, A 1169 ; Paris, Cabinet des estampes de la Bibliothèque nationale, Ra 22 in 4° (utilisé principalement comme référence pour cette étude) ; Nantes, Bibliothèque municipale, Imp. 503 (mais il y manque les planches 6, 8 et 14 ; ces deux dernières ont cependant servi de modèles pour les panneaux historiés). Les feuillets mobiles sont réunis dans un volume intitulé Œuvre de Van Borcht, Bibliothèque de l'Arsenal, Paris, Est. 1011. Deux autres exemplaires, que je n'ai pas pu consulter, se trouvent à Haarlem, Stadtsbibliotheek, 47 E9.). Il en résulte que le commanditaire de nos panneaux aurait pu avoir entre les mains, soit l'ouvrage complet comportant le texte de Barrefelt - et il faudrait alors se poser des questions sur ses opinions religieuses – soit les gravures seules ; dans ce dernier cas, ces gravures pouvaient aussi se trouver en possession du peintre qui les aurait emportées dans son voyage pour servir éventuellement de modèles.

Mais les choses se compliquent du fait que ces gravures ont servi pour d'autres éditions, parues en 1613 et en 1617, sous le titre d'Emblemata sacra, dans lesquelles d'ailleurs le texte de Barrefelt a été remplacé par des commentaires plus brefs de Sellius, d'orientation calviniste. Or ces deux éditions comprennent une gravure supplémentaire de Peter Van der Borcht, illustrant un passage du Deutéronome, à laquelle le peintre a emprunté trait pour trait son personnage de Moïse pour la scène du Serpent d'airain (panneau 5, série E). On serait donc porté à conclure que l'édition de 1617, dont le seul exemplaire conservé se trouve à la Bibliothèque de l'Arsenal à Paris, a été l'exemplaire-modèle du peintre ; mais il y manque la dernière planche dont le peintre s'est pourtant servi à deux reprises 16(Note 16. Emblemata sacra é (sic) praecipuis utriusque Testamenti historiù concinnata, a Bemardo Sellio Noviomago, Amstelodami, ex officina Michaelis Colinii, Anno 1613. Même titre et mêmes caractéristiques pour l'édition de 1617 dont l'unique exemplaire, conservé à Paris à la Bibliothèque de l'Arsenal, Est. 1283, a été acquis en 1630 par un Oratorien, Henry de Harlay.). C'est là un exemple, parmi d'autres qui ne peuvent être développés ici, de la difficulté d'identifier l'édition, ou l'exemplaire ayant pu servir de modèle aux panneaux historiés de La Mothe-Saint-Héray, et par conséquent de les dater. Il n'y a pas lieu de s'attarder sur les deux éditions postérieures des Emblemata sacra en 1639 et en 1653-1654, d'ailleurs tardives, et qui, pour d'autres raisons, n'ont pu être à l'origine de nos panneaux.


NOTES

12. Images et figures de la Bible : titre et texte trilingues (latin, français, néerlandais), avec la fausse adresse « Jacobus Villanus » et le faux nom d'auteur « Renatus Christianus » ; la date est de 1581 alors que les gravures de P. Van der Borcht sont signées et datées de 1582, 1583, 1584 et 1585. Sur cet ouvrage, voir principalement L. Voet, The Plantin Press, Amsterdam, 1980, 1, pp. 262-265, ainsi que l'article plus récent de A. Hamilton, « From Familism to Pictism. The fortunes of Pieter Van der Borcht IV bibliocal illustrations and HiëI's commentaries from 1584 to 1717 », Quaerendo, 1981, XI, 4, pp. 271-301.

13. J.-F. Maillard, « Christophe Plantin et la Famille de la charité en France : documents et hypothèses », Mélanges sur la littérature de la Renaissance de la mémoire de V.L. Saulnier, Genève, 1984, pp. 235-253. Je remercie J.-F. Maillard (C.N.R.S.) de m'avoir signalé l'existence de l'article de A. Hamilton cité ci-dessus, note 12.

14. J.-F. Maillard, op. cit., p. 245 ; il évoque en outre un certain « François de la Guillotière, docte géographe, natif de Saint-Jean-d'Angély » (en Saintonge) qui était en relation avec le cosmographe du roi, André Thévet, lequel était lui-même en rapport avec Ortelius, géographe et cartographe chez Plantin et de ses amis. Ce réseau de relations pourrait peut-être trouver un prolongement jusqu'à Jean de Baudéan, l'éventuel commanditaire de nos panneaux historiés.

15. Ces exemplaires complets se trouvent à : Anvers, Cabinet des estampes du Musée Plantin-Moretus, A 1169 ; Paris, Cabinet des estampes de la Bibliothèque nationale, Ra 22 in 4° (utilisé principalement comme référence pour cette étude) ; Nantes, Bibliothèque municipale, Imp. 503 (mais il y manque les planches 6, 8 et 14 ; ces deux dernières ont cependant servi de modèles pour les panneaux historiés). Les feuillets mobiles sont réunis dans un volume intitulé Œuvre de Van Borcht, Bibliothèque de l'Arsenal, Paris, Est. 1011. Deux autres exemplaires, que je n'ai pas pu consulter, se trouvent à Haarlem, Stadtsbibliotheek, 47 E9.

16. Emblemata sacra é (sic) praecipuis utriusque Testamenti historiù concinnata, a Bemardo Sellio Noviomago, Amstelodami, ex officina Michaelis Colinii, Anno 1613. Même titre et mêmes caractéristiques pour l'édition de 1617 dont l'unique exemplaire, conservé à Paris à la Bibliothèque de l'Arsenal, Est. 1283, a été acquis en 1630 par un Oratorien, Henry de Harlay.

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