Un projet de trente années
En 1912, seuls huit volumes sur vingt ont été publiés. Son projet s’éternise au grand mécontentement des souscripteurs. Pierpont Morgan et son fils, après son décès en 1913, lui affectent à plusieurs reprises de fortes sommes pour débloquer les parutions. Mais cela reste insuffisant et Curtis doit constamment passer la moitié de son temps à lever des fonds aussitôt investis dans de nouvelles campagnes de prises de vue. Il hypothèque ses biens propres, monte des spectacles. Homme de terrain, autodidacte, il peine à être pris en considération par la majeure partie de l'élite intellectuelle de l’époque et s’il publie quelques articles, ces derniers ne rencontrent pas leur public.
Toujours pour tenter d’endiguer ses difficultés financières, il s’essaye au cinéma documentaire mais sans grand succès. Tourné au contact de la tribu des Kwakiults de la côte Nord-Ouest, son film In the Land of the Headhunters (1914) n’aura, hélas pour lui, pas le même retentissement que Nanook, l’Esquimau (1921) de Robert Flaherty.
Entre 1915 et 1922, pâtissant des effets de la Première Guerre mondiale sur l'économie, un seul volume est publié : le douzième, consacré à la Nation hopi.
Pourtant, rien ne parvient à le faire renoncer à son projet, ni les catastrophes (le tremblement de terre de San Francisco qui détruit une partie de son matériel), ni les frustrations, la maladie et les accidents survenus lors des voyages, ni son divorce en 1918 qui lui fait perdre le studio de Seattle.
En 1920, il installe son nouveau studio à Los Angeles. Il cherche à financer la poursuite de The North American Indian en œuvrant en tant que photographe pour Hollywood (notamment pour la série des Tarzan et pour Cecil B. DeMille), travail qu'il reprendra à la fin de sa vie.
Vers 1927, il avoue dans une lettre sur les Comanches :
« Jour après jour nous nous sommes démenés pour trouver ce qui, selon nous, devait exister […] Enfin notre interprète, M. Tebo, se tourna vers moi, pour déclarer, avec une certaine exaspération : “ Vous essayez d’obtenir quelque chose qui n’existe pas". » (E. S. Curtis)
En 1927, Curtis effectue son dernier voyage à la rencontre des Indiens d'Alaska.
Épuisé, il boucle son projet avec le vingtième volume consacré aux Eskimos en 1930, dans l’indifférence quasi générale ; l’échec commercial des ventes de ces ouvrages est patent, il ne s’écoulera que 227 exemplaires de la collection complète du North American Indian.
Peu avant sa mort, la Société Historique de Washington acquiert en 1948 quinze volumes et quinze portfolios de The North American Indian.
Il faut attendre les années 1970, pour que des chercheurs et collectionneurs partent à la recherche du matériel original (négatifs, tirages et plaques) constitutif de l’œuvre d’E. Curtis. Et c’est ainsi que furent redécouvertes en 1972, dans les sous-sols d’une librairie de Boston, les plaques de cuivre pour les héliogravures alors que les négatifs et plaques de verre, longtemps stockés dans les sous-sols de la bibliothèque Pierpont Morgan de New York, ont été dispersés lors de la Seconde Guerre mondiale.
C’est dans ces mêmes années 1970, en parallèle des mouvements de revendication des Indiens, que cette œuvre, bien que critiquée pour ses libertés de mises en scène et d'esthétisation, est enfin reconnue, peut-être moins comme la somme documentaire et ethnographique qu'il aurait souhaité, que comme la création d'une formidable imagerie quasi mythologique, fraternelle et pacifique autour des Amérindiens.