Alienor.org, conseil des musées. Retour sur une exposition / Monique Tello : L'écriture cartographique de Monique Tello
 Monique Tello
Chemins primitifs

L'écriture cartographique de Monique Tello

Alberto Manguel – traduit de l'anglais par Christine Le Bœuf


 
 

On raconte que, voici quarante-cinq siècles, durant le règne de l’Empereur Jaune, les cieux et la terre tremblèrent, et démons et dieux pleurèrent lorsque l’artiste Ts’ang Chieh traça sur un simple morceau d’écorce les premiers idéogrammes. Par ce geste, Ts’ang Chieh obtenait pour l’humanité un don que les immortels avaient jusqu’alors été seuls à posséder. Parce que les signes écrits exprimaient des idées et non des sons, ils pouvaient être lus dans des langues différentes en tant qu’images des objets eux-mêmes, sans dépendre de leurs noms conventionnels. Dans la tradition judéo-chrétienne (et dans celle de la philosophie platonicienne), les noms sont les objets qu’ils nomment. Mais dans la tradition née avec les idéogrammes de Ts’ang Chieh, les choses et les noms des choses existent indépendamment les uns des autres.

De même, dans la peinture de Monique Tello, les choses n’ont pas de nom dans une langue particulière. Parcourant de leurs méandres l’espace limité par les bords de la toile ou du papier, ses lignes multicolores définissent des objets incertains, et des espaces entre ces objets, qui invitent, tout en la désavouant, à une lecture textuelle. Telles les pages d’un volume dans lesquelles l’écrivain aurait laissé vagabonder les traits de pinceau et s’effilocher les lettres, ses tableaux, lorsqu’on les voit à la suite les uns des autres, établissent une série de récits muets. Les chroniques en images de Tello décrivent un monde immédiatement identifiable et jusqu’ici ignoré : un monde qui existe (ainsi que Mallarmé l’aurait souhaité) pour aboutir à un beau livre.

 

On sait que la force d’une métaphore peut être appréciée tant en fonction de sa capacité à évoquer l’idée dont elle est née que pour sa capacité d’enrichir ou de contaminer de nouvelles idées. La métaphore qui fait du monde un livre confirme bien notre impression que l’espace qui nous entoure est chargé de signification et que tout paysage raconte une histoire : elle éclaire nos tentatives de lire un récit en toute chose, croyant pouvoir déchiffrer non seulement les formes et les couleurs, mais également le monde derrière elles. Se déplacer dans le monde et déchiffrer des mots et des images sont des figures concomitantes, aisément évoquées en imagination. L’un comme l’autre, voyage et lecture se déroulent dans le temps ; l’un comme l’autre, le monde et le texte définissent un espace, que ce soit une page, une feuille de papier, une toile.

Les tableaux de Monique Tello sont des visions du monde, des métaphores de choses vécues mais, avant tout, des représentations de choses vues. Bien que ses images ne puissent éviter la tendance du spectateur à lire, comme dans l’écriture de Ts’ang Chien, des narrations ambiguës et des cartographies complexes, l’impression d’ensemble est celle d’un monde naturel dont l’artiste rend un compte respectueux. Elles sont l’exposition fidèle de quelque chose qui existe dans la pierre et dans la chair, traduit à présent en une progression entremêlée de lignes et de formes répétées, tel un sentier entre les figures d’un papier de tapisserie ancien ou, plutôt, comme l’écriture, dans un roman, d’un scénario non encore décodé, ou encore comme les cartes d’un paysage de jungle qui refuse les conventions bidimensionnelles de la cartographie. Les diverses comparaisons se chevauchent.

 

L’art de Tello crée effectivement un rouleau d’images qui, déroulé, représente aux yeux du spectateur le monde lui-même ou, à tout le moins, la vision que l’artiste a du monde naturel, de sorte que, chaque fois qu’une analogie s’impose, elle est avérée partiale ou stérile. En ce sens, l’œuvre de Monique Tello incarne dans toute sa richesse kaléidoscopique l’ancienne métaphore qui fait du monde un livre.


 
 
 

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