L'"Imagerie artistique" de la Maison Quantin

Introduction à une collection

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Des dossiers d'imprimerie

L'ensemble des dossiers qui compose ce qu'on appelle communément le « fonds Quantin » est découvert par un marchand de biens dans une cave parisienne, de toute évidence celle du bâtiment des Imprimeries d'Albert Quantin. Cette collection exceptionnelle, témoin du renouveau de l'imagerie populaire au XIXe siècle, est acquise en 2002 par le CNBDI.

La nature variée et l'importance numérique des documents qui constituent ce lot indiquent qu'il s'agit de dossiers d'impression servant un projet éditorial.  À la base du travail de l'imprimeur, de tels dossiers permettent de réunir les différentes étapes de la création d'une image populaire.

Le contenu des dossiers varie sensiblement, chacun d'eux pouvant renfermer d'un à quatorze documents. Un dossier jugé complet comprendra un manuscrit ou un texte tapuscrit retravaillé, une planche originale à l'encre de Chine, une impression aquarellée, trois sélections couleur — magenta, jaune, cyan — des essais en quadrichromie et l'image imprimée finale. Aucun dossier n'est strictement complet, l'impression définitive étant manquante lorsque les autres éléments sont réunis.

Imprimées sur le recto d'une feuille de format 28 cm par 38 cm, les images de la Maison Quantin racontent, en texte et en images, de petites histoires comiques et édifiantes. Elles s'identifient par la présence en haut de la feuille, de part et d'autre du titre de la planche, de deux « oreilles » spécifiant la série et le numéro qui lui sont attachés, la mention « Imagerie artistique », le nom de l'éditeur et l'adresse de la maison d'édition. La finesse et la fragilité du papier des images commercialisées peuvent expliquer qu'elles ne soient pas toutes parvenues jusqu'à nous.

Dessinateurs renommés de la presse illustrée satirique, illustrateurs de livres pour enfants ou peintres issus des beaux-arts, de nombreux artistes sont à découvrir. Si quelques-uns restent anonymes, soixante dix sept sont identifiés, les plus présents dans le fonds étant Félix Lacaille, Louis Malteste, Carrey, Firmin Bouisset, Job, Raymond de la Nézière et Le Mouël. Il faut noter aussi des dossiers de Caran d'Ache, Christophe et Benjamin Rabier.

La fabrication des images

Riche de deux cent quarante dossiers — qui totalisent environ mille documents — le fonds Quantin lève le voile sur la genèse d'une production iconique dont l'originalité est encore méconnue.

La quasi-totalité des dossiers permet d'apprécier le dessin préparatoire original, souvent annoté, parfois corrigé et retravaillé. À destination de l'imprimeur, diverses indications autographes ornent les planches et témoignent de l'attention portée par le dessinateur au rendu chromatique de son image.

Sur le dessin original à l'encre de Chine, l'usage d'un crayon de couleur bleu se remarque fréquemment. La raison est à trouver dans le caractère inactinique de la mine bleue qui reste sans effet sur certaines émulsions. Elle est ainsi utilisée sur les documents d'exécution afin de donner des indications qui ne doivent pas être imprimées. Aujourd'hui encore, le crayon bleu est privilégié dans la réalisation d'une bande dessinée. N'étant pas pris en compte lors d'un scan en noir et blanc, il permet de conserver le crayonné sous l'encrage sans affecter le résultat final. 

Dans la plupart des dossiers, la colorisation est effectuée sur un tirage noir et blanc mais il arrive que certains dessinateurs réalisent des mises en couleurs directes ou reproduisent manuellement leur crayonné. Dans ce cas, la réduction de la planche — les originaux sont toujours d'un format plus grand — peut être facilitée par une mise aux carreaux. Le papier calque est également utilisé pour copier le dessin original, faire des essais de composition ou indiquer des zones à ombrer.

Des annotations sur les planches et une lettre trouvée dans un dossier indiquent que les échanges entre l'artiste et son éditeur sont avant tout épistolaires. La présence de manuscrits, parfois abondamment raturés, offre en outre la possibilité d'observer les diverses corrections sémantiques et stylistiques, les simplifications ou les refontes des textes.

Lot cohérent, ensemble autonome et constitué d'un nombre conséquent de documents originaux, le fonds trouve son intérêt muséographique dans la transition qu'il propose entre l'imagerie populaire héritée des centres d'Épinal et la bande dessinée moderne.

L'Imagerie artistique

La publication de cette nouvelle collection, nommée Imagerie artistique,  est annoncée dans le Bulletin de la Maison Quantin de mai-juin 1886 : « Nous venons de faire paraître sous ce titre une collection d'images à un sou, d'un genre entièrement nouveau, humoristique et enfantin tout à la fois, imprimées en chromotypographie ».

Ces images à la feuille prennent place dans le projet d'Albert Quantin de renouveler l'approche de la littérature enfantine dans laquelle il se lance à partir de 1885. C'est à cette date que les albums pour la jeunesse comptent parmi les publications de l'éditeur qui souhaite produire une véritable « bibliothèque du jeune âge », comme annoncé dans une réclame publiée dans Le Figaro du samedi  12 décembre 1892. Sous le titre général d'Encyclopédie enfantine, Albert Quantin réunit un nombre considérable de publications de toutes natures et à tous prix : livres illustrés, albums en couleurs, alphabets et images en feuilles. L'Imagerie artistique s'insère dans cette collection d'ouvrages faits dans le « double but de plaire et d'instruire ».

Images à un sou — qui équivaut, à l'époque, à cinq centimes de francs — les feuilles de l'Imagerie artistique s'adressent donc à un public avant tout enfantin, voire familial, que l'éditeur souhaite le plus large possible. Toujours dans Le Figaro, il vante les mérites de sa « bibliothèque du jeune âge, à la fois artistique et abordable pour tous, où les humbles et les modestes trouveront aussi bien à glaner que les familles riches ou aisées ». La propagation de ces images suscite des interrogations : vendues dans les librairies parisiennes, leur diffusion sur le reste du territoire par le biais du colportage n'est pas encore attestée.

Le principe des séries

À partir de 1886 et jusqu'en 1904, l'éditeur-imprimeur lance à la vente vingt séries d'images populaires comprenant chacune vingt feuilles, soit un total de 400 images avec, pour moyenne, une série éditée par an.  Une ultime série est produite en 1917 ; publiée uniquement en album elle revient sur les moments marquants de la Première Guerre mondiale.

Le principe des séries permet à l'éditeur de réunir les planches autour d'un titre générique spécifiant le contenu. Quatre grandes catégories désignent l'orientation générale des images : Histoires (ou Historiettes), Militaires (faits d'armes et épopée napoléonienne), Fables de la Fontaine et Contes de fées. La majorité des séries participe du genre de l'anecdote, aux sujets variés et  divertissants : quinze séries rapportent des historiettes, deux sont consacrées aux sujets militaires, deux encore donnent à lire les Fables de la Fontaine et une s'attache aux Contes de Fées.

Le fonds détenu par le musée donne accès aux deux tiers de la collection, une dizaine de séries étant quasiment complète : principalement des historiettes et une série aux sujets militaires dans son intégralité. Le fonds Quantin contient également quatre planches non comptabilisées dans l'inventaire de l'Imagerie artistique. En effet, les catalogues de la Maison Quantin évoquent deux séries d'images dans la tradition des planches éducatives pour les enfants : il s'agit des « Images des connaissances utiles » publiées entre 1887 et 1888 et des « Bons points nationaux », vers 1889. Six images détenues par le musée ressortent de la première catégorie ; dans une optique pédagogique, elles évoquent la culture du blé, l'extraction d'huile d'olive et de pavot, la fabrication du vin et les activités de la pêche, de la chasse et de l'élevage.

Profitant du succès des premières feuilles de son imagerie — deux millions sont vendues en un mois — Albert Quantin décide de les réunir en un support assurant davantage leur pérennité. Soulignant que « ces images méritent d'être conservées », l'éditeur souhaite leur donner « une forme plus durable et plus élégante ». Ainsi, chaque série fait l'objet d'un album imprimé avec grand soin sur du papier fort. Vendus au prix de 3,50 francs, ces ouvrages sont reliés par un cartonnage illustré en couleur et conservent le format original des images à la feuille. Intitulés « Contes choisis », « Histoires choisies » ou « Images enfantines », ces Albums d'images peuvent regrouper d'une à cinq séries. Comme le suggère l'éditeur dans une réclame du Figaro publiée au mois de décembre 1892, de tels ouvrages, arborant « une chatoyante couverture », constituent un « luxueux objet d'étrenne pour les petits enfants ».

Le musée possède l'un de ces albums, réunissant les vingt images de la neuvième série. Au dos toilé de l'ouvrage, un tampon aux inscriptions dorées indique « Grands Magasins aux Galeries Lafayette ». De moindre qualité, tant par le rendu des couleurs que la découpe des pages, cet album semble avoir été spécialement édité pour être vendu par le célèbre établissement — deux autres volumes sont, de la sorte, destinés au « Bon Marché ».  

La chromotypographie

Destinées avant tout à une large diffusion, les images éditées par la Maison Quantin requièrent des procédés techniques peu onéreux. Pour cela, Quantin profite des progrès de la gravure et des moyens d'impression en usant d'un procédé innovant : la chromotypographie.

Mise au point par l'imprimeur français Charles Gillot (1853-1903), la chromotypographie se développe dans les années 1880. Procédé mécanique permettant l'impression typographique en couleur — plusieurs couleurs sont appliquées d'un seul coup par le même rouleau — la chromotypographie a l'avantage de produire des images artistiques à faible coût. Capter un public populaire et enfantin suppose, comme le souligne Quantin, de « se maintenir dans les dernières limites du bon marché ».

L'attention portée par l'éditeur-imprimeur parisien à la qualité technique des images qu'il produit devient un argument de vente qu'il décline dans les Bulletins de la Maison Quantin. Se félicitant de « donner des illustrations en couleurs véritablement artistiques », il donne à lire les opinions — naturellement favorables — de la presse sur ses publications pour la jeunesse : le Gutenberg-Journal souligne ainsi « combien éclate, dans ces aquarelles, la supériorité de la chromotypographie, pimpante et légère, sur la chromolithographie, plus lourde et plus empâtée, laquelle donne rarement ces nuances bien fraîches et bien nettes ! ».

La réussite de la gravure en couleur va jusqu'à être investie d'une valeur nationale par le journal République française qui loue « l'effort de ce brave et intelligent imprimeur pour arracher à l'Allemagne le privilège des impressions en couleurs » et constate que « nous pouvons produire aussi bon marché que nos voisins, et nous produisons mieux, c'est-à-dire des illustrations mieux distribuées dans le texte, d'un dessin plus juste, d'une coloration plus gaie, d'un sentiment moins pédant ». 

L'utilisation de la chromotypographie non seulement répond aux préoccupations techniques et économiques de la Maison Quantin mais réalise parfaitement les attentes esthétiques que l'éditeur place en son imagerie.

La Maison Quantin

Né en 1850, Albert Quantin rachète en 1876 le fonds de l'imprimerie de Jules Claye, l'une des plus grandes maisons parisiennes du Second Empire qui excelle dans l'édition de « beaux livres ». Située 7 rue Saint-Benoît, la fabrique est agrandie par Albert Quantin qui lui ajoute les numéros 5, 9, et 11.

Le développement d'ateliers de reproduction, de taille-douce et de gravure, grâce à l'achat d'un matériel de pointe, lui permet de se spécialiser dans le livre d'art et de s'imposer dans le domaine des ouvrages illustrés de luxe. À sa qualité d'imprimeur il ajoute celle d'éditeur et travaille à la constitution d'un catalogue riche et varié. Dans le domaine des beaux-arts, il édite les œuvres complètes de Manet, Rembrandt, Boucher, Van Dyck ; en littérature, il réunit en de beaux volumes illustrés les œuvres de Balzac,Flaubert, George Sand, Vallès ou Goethe. Associé au célèbre Jules Hetzel, il publie également les œuvres complètes de Victor Hugo. Possédant le monopole de l'imprimerie du Palais-Bourbon,  il en publie les comptes-rendus analytiques. À cela s'ajoutent d'autres collections spécialisées : une « bibliothèque parlementaire », une « militaire » et une « populaire ».

Le succès de son imprimerie et de sa maison d'édition exige des disponibilités financières que Quantin trouve dans la transformation de son entreprise, en 1886, en société anonyme dénommée « Compagnie générale d'Impression et d'Édition, SA » — précédée de la mention « Maison Quantin » puis remplacée par « Ancienne maison Quantin ». En 1890, elle fusionne avec le groupe des « Imprimeries réunies », représentées par Claude Martinet et Claude Motteroz. La nouvelle association adopte la raison sociale « Librairies-Imprimeries réunies (anc. Maison Quantin, Motteroz, Morel, Martinet) SA ».

Symptomatique des regroupements et des fusions financières de l'époque, ces changements successifs n'effacent pas la suprématie du nom « Quantin », qui reste prestigieux dans le monde éditorial de la fin du XIXe siècle — les imprimés de l'imagerie portent invariablement le nom de l'éditeur, qu'il apparaisse sous le titre « Imagerie Quantin », « Imprimerie-Librairie Quantin » ou « Ancienne Maison Quantin ». 

Albert Quantin appartient effectivement à une nouvelle lignée d'éditeurs qui se distinguent, par leur position socioculturelle, de la génération précédente d'éditeurs souvent méprisés et taxés de commerçants. Entretenant des liens étroits avec les milieux littéraires, mécènes des arts et amateurs éclairés, ils voient leur statut évoluer dans la deuxième moitié du XIX° siècle. La spécialisation du secteur éditorial et l'essor du livre d'art seraient constitutifs de cette mutation.

Bibliographie

Archives :

Fonds Q10B (« Catalogues d'imprimeurs, libraires et éditeurs de 1811 à 1924 »), Bibliothèque nationale de France, Paris :

 Le Figaro : supplément littéraire du dimanche, décembre 1887 - décembre 1893.

Sources secondaires :

de SÁ, Leonardo et PINHEIRO, Carlos Bandeiras, Histoires en images d'Épinal et d'ailleurs, Lisbonne : Institut Franco-Portugais de Lisbonne, 1996.

MOLLIER, Jean-Yves, « Une concentration réussie, la SA des Librairies-Imprimeries Réunies et la Maison Quantin », L'Argent et les lettres : Histoire du capitalisme d'édition, 1880-1920, Paris : Fayard, 1988, pp. 151-168.  

SAUSVERD Antoine, « The Imagerie Artistique of the Maison Quantin », SIGNs : Studies in Graphic Narratives, n° 1, avril 2007, pp. 17-31.

SAUSVERD Antoine, KEMPENEERS Michel, « Inventory of the plates of the Quantin's "Imagerie Artistique" », SIGNs, suppl. n°1.